Trieste : désinstitutionnaliser
Parmi les expériences européennes de psychiatrie alternative qui ont été tentées dans les années 60 et 70, le processus italien de Trieste a eu une influence prépondérante sur le projet. Plusieurs travailleurs se sont rendus à Trieste pour se former. Les principes de désinstutionnalisation font partie, aujourd’hui encore, des sources d’inspiration du projet.
En 1971, débute la transformation de l’hôpital psychiatrique de Trieste au moment où Franco Basaglia y est nommé comme directeur. Pour Franco Basaglia, il n’est pas possible de réfléchir à la situation des malades dans l’hôpital sans se mettre en relation avec la communauté, la ville de Trieste, sa population. L’hôpital établit une séparation physique et symbolique des patients avec la cité; il amplifie le préjugé selon lequel les personnes psychiatrisées sont dangereuses et qu’il faut les isoler de la société. Pour Basaglia, un problème majeur à affronter est de créer des conditions pour faire un travail sur les relations sociales avec les personnes malades mentales. Le potentiel soignant se trouve dans la communauté, pour autant qu’on y crée des institutions qui permettent de prendre soin des personnes dans leur vie quotidienne et la texture de leurs liens sociaux. Il établit un projet dont le but est d’ouvrir les portes de l’hôpital et d’instaurer la « communauté thérapeutique ».
Le processus de désinstitutionnalisation était un geste politique qui visait à restituer une pleine citoyenneté à des personnes psychiatrisées. Désinstitutionnaliser ne signifiait pas simplement fermer l’hôpital, mais entraînait de considérer l’autre comme une personne dont on cherche à comprendre la souffrance et avec laquelle il est possible d’avoir des échanges sociaux et affectifs. Désinstitutionnaliser impliquait d’inventer d’autres institutions qui permettent à la population de construire ces relations nouvelles avec les personnes issues de l’hôpital psychiatrique en les considérant comme des citoyens qui vivent parmi les autres.
Année 1971 : 1183 patients à l’hôpital
L’amorce d’une désinstitutionnalisation commence par la transformation de l’hôpital. Les grilles et les pavillons s’ouvrent. Les équipes professionnelles sont réorganisées en groupes de travail renforcés par l’arrivée de nouveaux opérateurs (médecins, sociologues, animateurs) mais également par des non-professionnels de la santé mentale (étudiants, artistes…) sensibles à la revitalisation des fonctions thérapeutiques de l’hôpital en l’ouvrant sur la communauté.
Les patients ne sont plus regroupés par diagnostic mais par provenance territoriale. On décide de découper la zone urbaine et provinciale en 5 territoires de référence (districts sanitaires) et de répartir le personnel en 5 groupes. Le travail d’équipe peut alors commencer sur le territoire avec comme objectifs la sortie, le soutien à domicile du patient et la remise en place de liaisons sociales avec les institutions et les citoyens dans la zone de référence.
Les patients sont formellement libres de leurs mouvements bien que la plupart continuent à vivre dans l’hôpital. On les appelle des « hôtes », qui résident à l’hôpital en attente d’un hébergement externe. Des ateliers de peinture, sculpture, théâtre voient le jour ainsi que des assemblées et des collectifs divers.
Les pratiques des soignants se déroulent de plus en plus souvent à l’extérieur, de manière à renouer un contact quotidien avec les familles, mais aussi accompagner les patients dans la ville, que ce soit pour une sortie ou pour rechercher du travail, un logement.
A cette époque naissent les premières installations dans la ville : des résidences de groupe intégrées dans les quartiers, la première coopérative de travail qui s’avèrera être un formidable instrument de formation professionnelle et d’émancipation sociale.
Sur les murs de l’hôpital, on peut lire « la liberté est thérapeutique ».
Année 1975 : 847 patients à l’hôpital
En 1975, le premier Centre de Santé Mentale ouvre ses portes tandis que l’organisation de l’hôpital psychiatrique est encore active. La tension qui existe entre les différents acteurs impliqués dans le processus de changement fait de cette phase un moment critique. Les centres de santé mentale doivent mettre en place une nouvelle façon de dispenser les soins, de réaliser des suivis à domicile, de se mettre en relation avec les entourages. Le travail au sein de la ville exige de la part des intervenants issus de l’hôpital l’acquisition progressive de nouvelles compétences thérapeutiques et relationnelles plus complexes que celles qu’ils utilisaient auparavant.
Année 1978 : 340 patients à l’hôpital
En 1978, la loi 180 est approuvée par le parlement italien. Celle-ci détermine un cadre pour la fermeture des hôpitaux psychiatriques et l’implantation de services dans la communauté. Elle est également appelée Loi Basaglia.
Le processus de désinstitutionnalisation va dès lors se concentrer sur l’invention de services dans la communauté. Les Centres de Santé mentale, alternative à l’hôpital psychiatrique, sont de plus en plus nombreux. Le réseau s’élargit et se renforce en intégrant de nombreux services de proximité mais aussi en développant ses rapports avec les autres institutions (hôpital général, prison, services de logement…).
En 1980, l’administration provinciale de Trieste déclare la cessation des fonctions de l’hôpital psychiatrique. Cela signifie que les services territoriaux doivent pouvoir assumer toutes les phases du traitement, de la crise à l’intervention prolongée dans le temps. Les Centres de Santé Mentale fonctionnent 24 heures sur 24 et ils sont organisés pour assumer les urgences. Cet objectif s’est concrétisé par la mise en place de huit lits dans chaque centre de santé mentale pour être en mesure de proposer une hospitalité nocturne pour les patients ayant besoin d’un suivi intensif. Le service des urgences de l’hôpital général agit de concert avec ces services de santé mentale et leur renvoie, le cas échéant, les urgences qui s’y présentent.
Les ressources – financières, immobilières, humaines – sont totalement transférées aux services du territoire. A côté des Centres de santé mentale, une large gamme d’institutions est progressivement implantée pour tenter de répondre à la diversité des besoins. Cet éventail de propositions doit permettre de s’occuper de l’ensemble des problèmes psychiatriques du territoire, sans sélection quant à la gravité des situations.
Parmi ces services, les coopératives sociales sont devenues un soutien essentiel dans le parcours d’insertion sociale des usagers. Ce sont des entreprises qui mettent en lien simultanément le traitement, la réhabilitation, la formation et l’intégration sociale par la participation à un milieu de travail. Elles permettent également de transformer l’image que se fait la population des personnes qui ont des problèmes de santé mentale en leur donnant, à travers des productions marchandes, un rôle valorisé.
Le modèle de Trieste est aujourd’hui largement reconnu. Il est devenu Centre Collaborateur de l’Organisation Mondiale de la Santé, co-leader avec celui de Lille, sur le thème de la Transformation des services. Sur base de cette expérience, des projets analogues ont vu le jour aux quatre coins de l’Europe.